[LECTURES OBLIGATOIRES] Création d’un séminaire qui donne voix aux créations asilaires
Flavie Beuvin
Dans le cadre du programme de recherche Art Brut, consacré à la valorisation scientifique de la collection Bruno Decharme du Musée national d'art moderne, la chercheuse Flavie Beuvin a conduit une recherche de fond sur le séminaire pionnier animé par la psychanalyste Lise Maurer depuis 2003, « De la trinité en déroute au Sinthome ». Un travail soutenu par une bourse de recherche de la Fondation Antoine de Galbert et des Amis du Centre Pompidou.
Quelle surprise, quel plaisir et quel enseignement aussi, de découvrir les œuvres rassemblées au fil des années sous le nom d’Art Brut. L’Art Brut, vocable inventé par Jean Dubuffet en 1945 sous lequel on trouve « des ouvrages artistiques tels que peintures, dessins, statues et statuettes, objets divers de toutes sortes, ne devant rien (ou le moins possible) à l’imitation d’œuvres d’art qu’on peut voir dans les musées, salons et galeries ; mais qui ont au contraire fait appel au fond humain originel et à l’invention la plus spontanée et personnelle1 ». Ces œuvres nous les découvrirons au fil des années, depuis octobre 2003, date à laquelle débute ce séminaire. Séminaire au cours duquel différents intervenants présentent leur lecture d’une œuvre. Séminaire intitulé : « De la trinité en déroute au Sinthome ». Énoncé qui assemble tout à la fois une expression de Jeanne Tripier : « la trinité en déroute2 » et un concept de Lacan. Le sinthome est ainsi présenté par Lacan lors de son séminaire du 18 janvier 1975 : « En quoi l’art, l’artisanat, peut il déjouer, si l’on peut dire, ce qui s’impose du symptôme ? ».
Adolf Wölfli, Christoph Kolombus, 1930, pastel et mine graphite sur papier, 32 × 20,2 cm, Musée national d'art moderne,
Centre Pompidou, Paris, ART BRUT / donation Bruno Decharme en 2021, inv. : AM 2021-1005 (R)
Lise Maurer s’enthousiasme en ces termes des recherches menées ces dernières années durant le séminaire qu’elle a initié. Entre 2003 et 2005, les interventions concernent presque exclusivement des artistes européen·nes ayant créé en milieu asilaire, parmi les créateurs et créatrices étudiés, citons Aloïse Corbaz, Eugénie Nogarède, Jeanne Tripier, Émile Josome Hodinos, Adolf Wolfli et Constance Schwartzlin-Berberat. Le séminaire de Lise Maurer est évidemment traversé par des liens forts entre la création et la vie institutionnelle psychiatrique, qu’elle a connue en tant que médecin psychiatre dans un hôpital de jour de secteur dépendant de l’hôpital de Ville-Evrard. Celui-ci, situé en région parisienne, est par ailleurs chargé d’histoire. Les créateurs Émile Josome Hodinos, Camille Claudel et Antonin Artaud y ont été notamment hospitalisés, dans les douloureuses conditions connues alors par la psychiatrie.
Émile Josome Hodinos, Sans titre, entre 1876 et 1896, encre de Chine sur papier, recto et verso, 21 × 16 cm, Musée national d'art moderne,
Centre Pompidou, Paris, ART BRUT / donation Bruno Decharme en 2021, inv. : AM 2022-854 (R) et AM 2022-850 (V)
Au début des années 1990, Lise Maurer rencontre par hasard, dans une librairie, l’essai de Michel Thévoz , Art Brut, psychose et médiumnité3 puis décide de prendre contact avec lui. Rendez-vous est pris à Lausanne, à la Collection de l’Art Brut. Cette rencontre donne lieu, en 1994, à la publication du cahier de L’art brut n° 18 écrit par Lise Maurer et entièrement consacré à Émile Josome Hodinos4. Quelque temps plus tard, Lise Maurer fait la connaissance de Lucienne Peiry, travaillant à sa thèse de doctorat5 au sein de la Collection de l’Art Brut à Lausanne. Plus tard, au début des années 2000, Lise Maurer rencontre Savine Faupin et Christophe Boulanger6 lors des rencontres de Saint Alban, depuis 1986, ces journées mettent en réflexion tous les professionnels et curieux de la psychothérapie institutionnelle. Depuis 2007, Savine Faupin et Christophe Boulanger interviennent chaque année lors du séminaire.
Aloïse Corbaz, Sans titre [Donatello dans les bras du fils de la nuit], 1941-1951, crayon de couleur et fil sur papier d'emballage,
75 × 69,2 cm, Musée national d'art moderne, Centre Pompidou, Paris, ART BRUT / donation Bruno Decharme en 2021, inv. : AM 2021-971 (R)
Si ces rencontres d’Art Brut forment désormais constellation et tissent le réseau des dynamiques intellectuelles à venir, c’est l’année 2003 qui signe le moment de l’urgence à penser collectivement, à se situer politiquement. Lise Maurer participe aux états généraux de la psychiatrie qui ont lieu en juin 2003 à Montpellier. Vingt-deux mesures d’urgence y ont été votées et présentées au ministère de la santé, « en cette période de misère psychiatrique où il est plus souvent question de "gérer le handicap" que du "traitement possible de la psychose"7 ». Quelques semaines plus tard, Lise Maurer visite l’exposition La clé des champs - Arthur Bispo do Rosario, au Jeu de Paume à Paris. Si elle a déjà vu certaines œuvres à São Paulo quelques années auparavant, elle est, en 2003, traversée par ces épiphanies politique et esthétique qui nouent les intérêts qu’elle voue depuis toujours au monde du soin, au monde de l’art. Dans ce contexte, elle se demande ce qu’elle pourrait faire. Lise Maurer se met alors en lien avec l’association le GREC8 qui accompagne la mise en place du séminaire. Celui ci s’organise autour de trois personnes de confiance : Dominique Terres, Bernadette Rancher et Geneviève Piot Mayol. Cette autre trinité de pensée donne chair au séminaire en mettant les mains dans le papier. Les premières invitations sont envoyées par courrier et postées par les membres de l’association qui, animés par leur désir de voir naître ce séminaire, en façonnent les premiers moments de façon artisanale. Cela fait dire à Lise Maurer qu’un véritable bricolage était à l’œuvre aux prémices, notion très importante à ses yeux à laquelle elle se réfère par la voix de Claude Lévi-Strauss. Voix qui fait écho à celle de Lacan, toutes deux dialoguant et formant un tissu théorique important à la naissance du séminaire.
Lise Maurer, devant une parure d’Arthur Bispo do Rosario lors de l’exposition
Inextricabilia, enchevêtrements magiques qui a eu lieu à la Maison Rouge en 2017. Photographie prise par Lucienne Peiry.
Flavie Beuvin est art-thérapeute, artiste plasticienne et docteure en arts et esthétique. Ses recherches théoriques portent sur les échos entre le corps créateur féminin et le corps de l’œuvre dans l’Art Brut. Ses réflexions s’inscrivent également dans une esthétique de la « végétalité », concept développé dans sa recherche doctorale qui s’incarne à la fois dans la forme et la force du motif végétal et celle de la matière textile ou dessinée. Son travail plastique personnel se focalise depuis quelques années sur la pratique du dessin dans laquelle elle engage plusieurs médiums tels que l’encre, l’aquarelle, la broderie ou encore le collage.
Publications récentes :
Végétalité, Art Brut et féminins, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaire du Septentrion, 2024.
« Corps affecté, corps éprouvé : existence des œuvres de Judith Scott et Frida Kahlo », L’Évolution Psychiatrique, août 2023.
« Aux zones frontières de l’Art Brut : entre appropriation et dépendance au territoire de l’autre de l’art », Revue Déméter, n° 8, novembre 2022.
« Comment faire tenir son corps ? Comment tenir dans son corps ? », Letterina, n° 75, été 2020.
« Créations en psychiatrie : une existence temporelle à part ? », Actes des journées de printemps Créés en milieu psychiatrique : des objets en instance ? de la SFPE-AT, mai 2019.
« Le travail de la série en art-thérapie : linéarité picturale et continuité de soi », Revue PsyCause, n° 77, septembre 2019.
« Trésors bruts », Artension, hors-série n°25, novembre 2018.
1. Jean Dubuffet, « Notice sur la Compagnie de l’Art Brut » [1948] dans Art Brut et créateurs d’Art Brut, Éditions L’Atelier Contemporain, coll. « Studiolo », 2023.
2. Lise Maurer, Le « Remémoirer » de Jeanne Tripier, Ramonville-Saint-Agne, Érès, coll. « Collection du GREC », 1999.
3. Alors directeur de la Collection de l’Art Brut à Lausanne.
4. Lise Maurer, Fascicule de L’Art brut, Emile Josome, Hodinos, n° 18, Lausanne, La Collection de l’Art Brut, 1994.
5. Plusieurs éditions existent, la dernière en date : Lucienne Peiry, L’Art Brut, Paris, Flammarion, 2023. Lucienne Peiry a dirigé la Collection de l’Art Brut à Lausanne de 2001 à 2011.
6. Respectivement conservatrice en chef en charge de l’art brut et attaché de conservation en charge de l’art brut au LaM – Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut, à Villeneuve d’Ascq.
7. Citation de Lise Maurer extraite du texte introductif au séminaire écrit en 2003 et envoyé aux futurs auditeurs du séminaire.
8. Groupe de Recherches et d’Études Cliniques.