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Bibliothèque Kandinsky

[NOUVELLES ACQUISITIONS] Vostell. Un livre en béton !



Victor Guégan
07 novembre 2025

La Bibliothèque Kandinsky vient d'acquérir un livre d'artiste aussi rare que radical : un livre en béton de l'artiste Fluxus Wolf Vostell.


Bétonner le monde ?


Betonbuch est une œuvre qui se présente sous la forme d’un livre emprisonné dans un bloc rectangulaire de béton, un matériau impénétrable que même les rayons x peinent à dévoiler dans l’entièreté de sa structure. L'ensemble pèse environ 9 kilogrammes, mesure entre 35 et 40 centimètres de hauteur pour 28 centimètres de largeur et 6 centimètres d’épaisseur. Une étiquette en métal comporte la signature de l'artiste. Édité à 100 exemplaires chez l’éditeur suisse Howeg, il cacherait une autre publication d’artiste de Vostell intitulée Betonierungen, datée de 1971 et éditée à 400 exemplaires, composée de 25 feuillets réunis dans une pochette transparente, rendue néanmoins invisible. La Bibliothèque Kandinsky en conserve un exemplaire dans sa collection de livres d’artistes (RLQ 1042). Les feuillets restituent des archives, des notes s’apparentant à de la documentation de performances qui consistent toutes à enfermer un objet dans du béton. Cela peut être une voiture, une chaise. Puis, à l’aide de collages, l’artiste imagine également bétonner le mur de Berlin, un avion ou encore, un nuage.
 

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Wolf Vostell, Betonierungen, 1971
Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky, RLQ 1042
Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI, Bibliothèque Kandinsky


Depuis quelques années, des doutes ont émergé sur la présence d’un livre au sein du Betonbuch  : et s’il ne s’agissait que d’un simple bloc de béton, sans rien à l’intérieur, un pied de nez de l’artiste interrogeant les lecteurs et les lectrices sur ce qu’ils croient voir ? Cela serait tout à fait possible de la part d’un artiste Fluxus, un courant auquel Vostell est affilié dès le début des années 1960. Des chercheuses américaines, Maria Kokkori et Patti Gibson, se sont sérieusement penchées sur la question et, malgré des outils scientifiques de pointe, elles n’ont pas réussi à obtenir de preuves de la présence ou de l’absence d’un imprimé dans le coffrage. 

Elles ont fini par poser la question au fils de Vostell, qui prétend lui-même avoir posé la question à son père, qui lui aurait répondu qu’il ne souhaitait pas confirmer ou infirmer l’hypothèse, ce mystère faisant partie intégrante de l’œuvre. Livre d’artiste ou matériau brut, Betonbuch ouvre ainsi une réflexion sur la manière dont un spectateur ou une spectatrice active une œuvre dormante, par ses propres spéculations. En cela, l’œuvre se rapproche d’une forme d’art expérimentale qu’affectionnait particulièrement Vostell : le happening.

 

Des happenings aux « dé/coll-ages »
 

Pratique performative née autour du courant Fluxus, le happening cherche à entrer en interaction avec le public et à l’inclure dans la réalisation de l’action. Si le premier ouvrage consacré à cette nouvelle forme d’art, Happenings : an illustrated anthology de Michael Kirby (1965), se concentre sur la scène américaine et les expérimentations d’Allan Kaprow, Vostell développe des performances de ce type dès la fin des années 1950.
 

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Michael Kirby, Happenings : an illustrated anthology, E. P. Dutton, New-York, 1965
Centre Pompidou/MNAM-CCI/Bibliothèque Kandinsky
Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI, Bibliothèque Kandinsky

 

Entre 1954 et 1988, l’artiste met en scène plus de 50 happenings où les spectacteurs devenaient acteurs. À Paris en 1958, il organise une performance intitulée Das Theater ist auf Strasse [Le Théâtre est dans la rue], visant à déplacer l’art du musée vers l’espace public et la vie quotidienne.  Déclarant que tout homme est une œuvre d’art, Vostell considère que les morceaux de vie sont des « œuvres d’art trouvées ». Au cours des années 1960, sa réflexion intègre également les médias de masse ; il n’est pas rare que des téléviseurs soient utilisés et participent du dispositif de la performance comme dans You réalisé le 19 avril 1964 à New York. Le 19 mai 1969, l’action 100 mal Hören und Spielen est organisée dans le studio de musique expérimentale de la radiotélévision allemande, la WDR à Cologne. Vostell y formule des protocoles de performance à l’attention des auditeurs. Pour l’un d’eux par exemple, ils sont invités, chez eux ou au studio, à répandre du sucre sur 1m² et à l’y laisser pendant 40 jours. Dans un esprit totalement Fluxus, tout un chacun peut participer aux performances proposées par l’artiste, via les ondes radiophoniques.  

 

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Wolf Vostell, Prager Brot, 1968
Centre Pompidou, MNAM-CCI, AM 2003-112
Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI/Georges Meguerditchian/Dist. GrandPalaisRmn

 

Avec ses happenings, Volf Wostell revendique également une pratique de « dé/coll-age » qui vise à transformer, détourner les lieux et objets de leur fonction d’origine [umfunktionierung], comme c’est le cas avec ce Betonbuch, que l’on ne peut ni lire ni ouvrir. Cologne où l’artiste s’installe autour de 1959 est le lieu de plusieurs happenings autour du béton et de cette pratique du dé/coll-age. C’est aux alentours de la cathédrale qu’il organise son premier bétonnage d’une voiture, Ruhender Verkehr [Circulation bloquée] en 1969. Si le public ne participe pas à ce geste, il est confronté au stationnement imposé à la voiture dans l’espace public. Le geste questionne alors la construction autour d’un nœud autoroutier d’une cathédrale ou d’un musée. Il est aussi une manière de questionner la place que prend la voiture dans le quotidien, trouvant une résonnance avec des problématiques contemporaines. En conflit avec une vision traditionnelle des musées, Vostell soutenait que l’art devait reprendre place au cœur de la vie, de l’environnement humain et des médias de masse qui s’imposent dans la société d’après-guerre. Les séries des bétonnages s’achèvent en 1987 avec l’installation d’une sculpture monumentale dans l’espace public à Berlin, Zwei Beton Cadillacs in Form der nackten Maja (1987). Contrairement au Betonbuch, le mystère est ici néanmoins levé : une partie de la voiture, une Cadillac, émerge des blocs de béton qui l’ont figée.  

 

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Wolf Vostell, Basel beton, sérigraphie, 1971
Centre Pompidou, MNAM-CCI, Bibliothèque Kandinsky, FGM GF 340.
Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI, Bibliothèque Kandinsky

 

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